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La perte des différences

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Le maître qui encourage son élève à acquérir son savoir, le capitalisme occidental qui regardait avec bienveillance (même avec condescendance) les efforts de l'économie nipponne pour copier ses produits sont dans la même situation que notre amoureuse vue précédemment. La vénération que leur porte le sujet sert d'abord à confirmer cette différence, cette supériorité.

L'adoration du sujet se nourrit de cet orgueil qui rend son modèle si désirable : l'élève entend au moins égaler le maître, l'économie nipponne faire aussi bien que l'économie occidentale. Plus le sujet imite le modèle et moins ce qui les sépare devient perceptible, la (les) différence(s) étant proprement absorbée(s) par le premier.

Regardons comment Jean-Marc Reiser avait illustré les rapports entre riches et pauvres (On vit une époque formidable - Editions Albin Michel) :

rené girardetc.

Je ne peux pas reproduire ici la totalité de la page, mais il est assez intéressant de s'attarder sur le représentation que donne Reiser du modèle, en l'espèce le "riche". Comme on peut le constater, à un moment donné, celui-ci est tellement irrité par la conduite imitative du sujet (le "pauvre") que le partir en vacances va devenir totalement secondaire à ses yeux. S'il est conduit à faire le tour du monde d'abord une fois, puis deux, puis quatre, ce n'est plus pour le visiter mais uniquement pour avoir le dernier mot sur le "pauvre", qui s'acharne à faire comme lui.

jean marc reiser

Le regard du dernier personnage, qui est celui qui "boucle" le cercle de cette rivalité, est d'ailleurs à présent tourné vers son imitateur. Dans l'image suivante, celui-ci sera présenté de façon quasi identique au modèle et regardant, lui aussi, dans la direction où est censé se trouver son rival. Les deux éléments fondamentaux de l'hypothèse mimétique sont bien là : les différences modèle-sujet ont été abolies, l'objet de la circularité des comportements s'est totalement effacé pour ne laisser place qu'à la rivalité à nue du modèle et du sujet.

Il ne suffit donc pas de réintroduire de la différence dans la relation modèle-sujet. Toute "fuite en avant" ne pourrait durer qu'un temps seulement, car ce que ferait le modèle serait aussitôt imité par le sujet.

Quand l'élève dispose des mêmes connaissances que le maître, il n'y a bien sûr plus ni élève ni maître mais deux personnes possédant le même savoir : la hiérarchie initiale qui permettait de situer l'un et l'autre dans le monde, l'un par rapport à l'autre dans leur relation, est abolie. Le modèle sent le danger que peut présenter pour lui cette confusion, cette indifférenciation qui deviendrait la pire des situations. D'autant qu'existe toujours le risque que l'élève dépasse le maître et que l'original soit bientôt considéré comme la copie. Mais plus les rivaux mimétiques sont proches et tentent de se différencier et plus ils finissent par se ressembler.

La question de la perte des différences est centrale dans l'hypothèse girardienne. Tous les aspects des cultures humaines sont fondés sur la création permanente de différences qui permettent de situer chacun et toutes choses. La phrase archétypale "L'homme est le seul animal qui sait qu'il va mourir" en est une très bonne illustration, qui singularise d'un seul trait l'espèce humaine. Notre besoin de compréhension et d'organisation du monde se réalise grâce à cette création permanente de différences, dans lesquelles nous voyons l'incomparable richesse/diversité de l'humanité.

De fait, nous vivons et pensons dans un système essentiellement différentialiste. Une certaine pensée positive a d'ailleurs consacré le fait que le sens ne pouvait naître que d'une situation de déséquilibre entre deux termes et ceci nous pousse à toujours rechercher ce qui sépare pour comprendre. Devant l'identique, nous éprouvons immédiatement le besoin de distinguer. Pour preuve notre attitude face à des jumeaux : la plupart du temps, nous cherchons à trouver au moins une caractéristique à l'un ou l'autre, qui nous permettraient de savoir qui est qui.

Le désir mimétique conduit à abolir ces différences, donc à rendre confus tous les repères préexistants. Si rien de ce qui me distinguait de mon voisin n'existe plus, qui suis-je en réalité ?

La rivalité mimétique

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Le modèle dispose d'un moyen radical pour maintenir la distance avec le sujet : celui d'interdire au sujet désirant la possession de l'objet. Au message fais comme moi qui irradiait du modèle s'en ajoute un totalement opposé : ne fais pas comme moi.

D'un seul coup, le modèle se transforme en obstacle et réunit en lui-même deux termes contradictoires : il est à la fois celui qui est adoré (puisqu'il montre au sujet ce qui est désirable) et celui qui est haï (puisque, rival, il lui en interdit la possession).

" Le sujet éprouve donc pour son modèle un sentiment déchirant formé par l'union de deux contraires qui sont la vénération la plus soumise et la rancune la plus intense. C'est là le sentiment que nous appelons haine.

Seul l'être qui nous empêche de satisfaire un désir qu'il nous a lui-même suggéré est vraiment objet de haine. Celui qui hait se hait d'abord lui-même en raison de l'admiration secrète que recèle sa haine. Afin de cacher aux autres, et de se cacher à lui-même, cette admiration éperdue, il ne veut plus voir qu'un obstacle dans son médiateur. Le rôle secondaire de ce médiateur passe donc au premier plan et dissimule le rôle primordial de modèle religieusement imité" (MRVR p.24)

C'est chez Dostoïevski que René Girard trouve l'expression la plus aboutie de cet état, car il n'y a même plus d'objet et le modèle est n'importe qui. Lorsqu'il écrit la lettre à son tourmenteur, l'homme du souterrain passe instantanément de la haine la plus violente à l'amour le plus servile, oscillant en permanence entre les deux pôles nés de son désir d'être celui qui l'a humilié. L'avancée théorique capitale de René Girard est d'avoir extrait du romanesque la vérité de cette circularité : c'est parce qu'il est un modèle que l'Autre est un rival, mais c'est aussi parce qu'il est un rival qu'il est un modèle.
rené girard sujet objet

René Girard refuse d'exclure l'un et l'autre termes en deux champs du réel bien distincts et qui réserverait ce double impératif contradictoire (que Gregory Bateson nommait le double bind) aux seuls schizophrènes dûment estampillés (1). Ces deux états engendrés par le désir mimétique coexistent et le sujet oscille en permanence entre eux. Pour le sujet, si le modèle lui refuse l'objet c'est tout simplement qu'il ne le mérite pas (le renvoyant ainsi à son infériorité initiale, à cette indignité). Jamais le sujet ne veut voir un rival dans son modèle (et jamais celui-ci n'admettra qu'il est en rivalité avec le sujet) mais l'obstacle qu'il lui propose à présent fixe les efforts de son désir à le conquérir. Plus l'objet est défendu, plus sa valeur et celle du médiateur augmente et donc plus sa conquête devient indispensable.

"Obstacles et mépris ne font donc jamais que redoubler le désir parce qu'ils confirment la supériorité du médiateur". (MRVR p.204)


Dans le célèbre chapitre Sadisme et Masochisme de Mensonge romantique..., René Girard montre que cette recherche permanente de l'objet inaccessible - et donc de l'échec ou de la victoire toujours renouvelée du rival - caractérise ces deux types de comportements. Car il ne faut pas oublier une chose : quand l'un ou l'autre met la main sur l'objet de la rivalité, il ne peut qu'être déçu. "Ce n'était que ça ?..", l'illusion est passée et le désir doit se reporter sur un nouvel objet, plus réticent encore à sa possession.

Plus ils sont proches, plus les rivaux se ressemblent. Comme le rappelle Girard, "le triangle mimétique est isocèle", modèle et sujet occupant chacun leur tour le rôle du médiateur. Ce que nous venons de décrire à propos du sujet affecte pareillemment le modèle. La haine qui sourd de ce conflit est porteuse d'une violence qui n'attend qu'à son tour d'être réciproque.

jean marc reiser
On vit une époque formidable Jean-Marc Reiser - Editions Albin Michel


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