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René Girard

René Girard
René Noël Théophile Girard, né à Avignon le 25 décembre 1923, est un philosophe français, membre de l'Académie française depuis 2005.
Ancien élève de l'École des chartes et professeur émérite de littérature comparée à l'université Stanford et à l'Université Duke aux États-Unis, il est l'inventeur de la théorie mimétique qui, à partir de la découverte du caractère mimétique du désir, a jeté les bases d'une nouvelle anthropologie.
Il se définit lui-même comme un anthropologue de la violence et du religieux.

Biographie


René Noël Théophile Girard est marié et père de trois enfants.
Son père, Joseph Girard, archiviste paléographe, conservateur de la bibliothèque et du Musée Calvet à Avignon de 1906 à 1949, était de tendance anticléricale et républicaine.
Sa mère, qui fut la première bachelière du département de la Drôme, était catholique. De 1943 à 1947, il étudie à l'École nationale des chartes à Paris et soutient sa thèse d'archiviste paléographe sur La vie privée à Avignon dans la seconde moitié du XVe siècle.
En 1947, il part pour les États-Unis, où il obtient une bourse universitaire.
Il se marie et effectue la totalité de sa carrière aux États-Unis. Il obtient un doctorat d'histoire en 1950 à l'Université d'Indiana, où il commence à enseigner la littérature, domaine qui lui assure sa réputation.
De 1957 à 1968, il est à l'Université Johns Hopkins de Baltimore. En octobre 1966, il organise un colloque international, Les langages de la critique et les sciences de l'homme, faisant découvrir le structuralisme aux Américains. Y participèrent, entre autres, Roland Barthes, Jacques Derrida, Jacques Lacan.
En 1968, il rejoint l'Université de Buffalo jusqu'en 1975, où il retourne à Johns Hopkins. Il se lie à Michel Serres, avec lequel il collabore.
Son premier livre est publié en 1961, Mensonge romantique et vérité romanesque, où il expose sa découverte du désir mimétique.
Puis il commence à réfléchir aux aspects anthropologiques du mimétisme : la question du sacrifice. Ce sera l'objet de son livre le plus connu, La violence et le sacré, publié en 1972. Il prépare la troisième étape de son travail théorique dès 1971. La relative incompréhension qu'a rencontré La violence et le sacré lui fait éprouver la difficulté de rendre ses idées accessibles1.
Avec l'aide de Jean-Michel Oughourlian et de Guy Lefort, deux psychiatres français, il met au point l'ouvrage qui expose l'ensemble de sa pensée y compris, pour la première fois, le rôle central qu'ont pour lui les textes bibliques.
Ce livre, Des choses cachées depuis la fondation du monde, paru en 1978, est bien accueilli par le grand public français mais « reçu par un silence à peu près total2 » par les milieux universitaires.
Depuis il poursuit sa recherche et précise sa pensée dans de nombreux ouvrages.
Il termine sa carrière académique, de 1980 à sa retraite en 1995, à Stanford, où il réside toujours.
Il y dirige, avec Jean-Pierre Dupuy, le Program for interdisciplinary research qui organise plusieurs colloques importants.
Le 17 mars 2005, René Girard est élu à l'Académie française, au fauteuil 37, succédant au révérend père Ambroise-Marie Carré, mort le 15 janvier 2004.
Il est reçu sous la Coupole le 15 décembre 20053.

Sa pensée

Le désir mimétique


Le caractère mimétique du désir


René Girard est professeur de littérature française aux États-Unis à la fin des années 1950 et cherche une nouvelle façon de parler de littérature. Au-delà de la « singularité » des Œuvres, il cherche ce qu'elles ont de commun et s'aperçoit que les personnages créés par les grands écrivains évoluent dans une mécanique de rapports que l'on retrouve d'un auteur à l'autre : « Seuls les grands écrivains réussissent la peinture de ces mécanismes sans la fausser au bénéfice de leur Moi : on tient là un système de rapports qui, paradoxalement ou plutôt pas paradoxalement du tout, varie d'autant moins que les écrivains sont plus grands4. » Il existerait donc bien des « lois psychologiques », comme le dit Marcel Proust. Ces lois, ou cette mécanique, si bien décrites par les romanciers, René Girard en dégage et formule clairement le fondement : le caractère mimétique du désir. Tel est le contenu de son premier livre : Mensonge romantique et Vérité romanesque (1961). Tout désir est l'imitation du désir d'un autre. Loin d'être autonome (c'est l'illusion romantique), notre désir est toujours suscité par le désir qu'un autre – le modèle – a d'un objet quelconque. Le sujet désirant attribue un prestige particulier au modèle : l'autonomie métaphysique ; il croit que le modèle désire par lui-même. Le rapport n'est pas direct entre le sujet et l'objet : il y a toujours un triangle5. À travers l'objet, c'est le modèle, que Girard appelle médiateur, qui attire ; c'est l'être du modèle, qui est recherché. René Girard qualifie le désir de métaphysique dans la mesure où, dès lors qu'il est autre chose qu'un simple besoin ou appétit, « tout désir est désir d'être »6, il est aspiration, rêve d'une plénitude attribuée au médiateur. En cela, contrairement au besoin, le désir humain recèle un caractère infini.
Médiation externe, médiation interne
La médiation est externe lorsque le médiateur du désir est socialement hors d'atteinte du sujet, voire hors du monde réel comme l'est Amadis de Gaule pour Don Quichotte. Le héros vit une sorte de folie qui reste cependant optimiste. La médiation est interne lorsque le médiateur est réel et au même niveau que le sujet. Il se transforme alors en rival et en obstacle pour l'appropriation de l'objet dont la valeur augmente à mesure que la rivalité croît. C'est l'univers des romans de Stendhal, Proust ou Dostoïevski particulièrement étudiés dans "Mensonge Romantique et Vérité Romanesque".
Les métamorphoses du désir
À travers leurs personnages, ce sont nos comportements qui sont mis en scène. Chacun tient absolument à l'illusion de l'authenticité de ses désirs ; les romanciers exposent implacablement toute la diversité des mensonges, dissimulations, manŒuvres – comme le « snobisme » des héros proustiens – qui ne sont que les « ruses du désir » pour éviter de voir en face sa vérité : l'envie et la jalousie.
Tels personnages, fascinés par le médiateur, parant ce dernier de vertus surhumaines en même temps qu'eux-mêmes se déprécient, en font un dieu en faisant d'eux-mêmes des esclaves, ceci dans une mesure d'autant plus grande que le médiateur leur fait obstacle. Certains, poussant cette logique, en viennent à poursuivre les échecs qui sont les signes les plus sûrs de la proximité de l'idéal auquel ils aspirent. C'est le masochisme qui peut se renverser en sadisme.
La littérature
Croire à l'autonomie de notre désir c'est l'illusion romantique qui est à la base de la plus large littérature. Découvrir la réalité du désir, dévoiler le médiateur, c'est ce que réalisent les grands romanciers comme ceux qui sont étudiés dans ce livre, c'est accéder à la vérité romanesque. C'est notamment à travers l'exemple de l'évolution de Proust que René Girard décrit cette conversion romanesque nécessaire à la véritable grandeur littéraire. Dans Jean Santeuil, premier roman (inachevé) de Proust, l'écrivain place son héros dans la loge de Mme de Guermantes, arrivé, heureux et triomphant. Dans À la recherche du temps perdu, Proust inverse son point de vue, et place le narrateur dans le parterre obscur, contemplant avec avidité l'objet inaccessible de son désir, la loge de Mme de Guermantes. Cette inversion, révélatrice de la véritable nature du désir, donne à la scène la profondeur et la grandeur littéraire qui faisaient défaut à la scène correspondante de Jean Santeuil. En effet, l'expérience véritable du désir est celle du manque, de l'humiliation et de la diminution d'être, face à un médiateur qui semble tout-puissant, quelle que soit la position objective occupée par le sujet. C'est en renonçant au rêve romantique du triomphe et de la plénitude individuelle, tels qu'ils sont fantasmés dans la représentation que le sujet désirant se fait de son médiateur, que Proust trouve l'inspiration qui lui permettra d'achever l'immense somme romanesque que constitue La Recherche.
Critique de la psychanalyse
René Girard, dans son ouvrage la Violence et le Sacré, consacre un chapitre entier à faire une analyse critique des Œuvres de Freud. En analysant les versions successives de la théorie freudienne en cours d'élaboration, René Girard estime que Freud dans ses premiers ouvrages et aussi dans Totem et Tabou frôle le concept de désir mimétique, mais sans jamais le formaliser, et ceci au profit des concepts freudiens actuels.
Parce qu'il n'a pas perçu le caractère mimétique du désir et la dynamique de la rivalité mimétique qui en découle, et pour donner une théorie du triangle conflictuel qu'il rencontre partout à travers ses patients, Freud a postulé le complexe d'Å’dipe. Là où la conception mimétique détache le désir de tout objet, Freud tient au désir fondé sur l'objet (la mère). Là où elle fait de la violence une conséquence de la rivalité, Freud doit supposer une conscience de la rivalité paternelle et de ses conséquences meurtrières. Cette invraisemblable conscience chez un enfant de vouloir posséder sa mère et tuer son père obligeant Freud à introduire l'Inconscient et le refoulement, et de proche en proche toutes ces « instances » et « instincts », comme autant d'hypothèses superflues. Là où, on l'a vu, la logique du désir mimétique peut produire des conduites apparaissant comme recherches volontaires de l'échec, Freud doit par exemple postuler un « instinct de mort ».
Ainsi René Girard estime que son concept de désir mimétique, permet de mieux expliquer et de rendre bien plus cohérentes les observations de la psychanalyse.
La violence et le sacré
Sa découverte du désir mimétique amène René Girard à s'interroger sur la violence, orientant ainsi son intérêt dans le champ de l'anthropologie. Aristote avait remarqué que l'homme était l'espèce la plus apte à l'imitation7. C'est ce qui explique les extraordinaires facultés d'apprentissage des humains, mais aussi la facilité avec laquelle la rivalité mimétique se développe à partir des conflits pour l'appropriation des objets. Cette rivalité étant contagieuse, c'est la violence qui menace à tout instant et ceci doit avoir une incidence sur l'organisation des groupes humains. René Girard se dit : « S'il y a un ordre normal dans les sociétés, il doit être le fruit d'une crise antérieure, il doit être la résolution de cette crise »8. Il entreprend de lire toute la littérature ethnologique et débouche sur sa deuxième grande hypothèse : le mécanisme victimaire ou mécanisme de la victime émissaire, à l'origine du religieux archaïque, qu'il expose dans son deuxième livre La violence et le sacré (1972).
Le mécanisme victimaire
Si deux individus désirent la même chose il y en aura bientôt un troisième, un quatrième. Le processus fait facilement boule de neige. L'objet est vite oublié, les rivalités mimétiques se propagent, et le conflit mimétique se transforme en antagonisme généralisé : le chaos, l'indifférenciation, « la guerre de tous contre tous » de Hobbes, ce que Girard appelle la crise mimétique. Comment cette crise peut-elle se résoudre, comment la paix peut-elle revenir ?
Pour Girard, cette énigme ne fait qu'un avec le problème de l'apparition du sacré. C'est précisément au paroxysme de la crise de tous contre tous que peut intervenir un mécanisme salvateur : le tous contre tous violent peut se transformer en un tous contre un. S'il ne se déclenche pas, c'est la destruction du groupe. Pourquoi le terme de mécanisme ? C'est qu'il ne dépend de personne mais découle du mimétisme lui-même. A mesure que les rivalités mimétiques s'exaspèrent, les rivaux tendent à oublier les objets qui en furent l'origine et sont de plus en plus fascinés les uns par les autres. À ce stade de fascination haineuse la sélection d'antagonistes va se faire de plus en plus contingente, instable, rapidement changeante, et il se pourra alors qu'un individu, parce qu'un de ses caractères le favorise, focalise alors sur lui l'appétit de violence. Que cette polarisation s'amorce, et par un effet boule de neige mimétique elle s'emballe : la communauté tout entière (unanime !) se trouve alors rassemblée contre un individu unique.
Ainsi la violence à son paroxysme aura alors tendance à se focaliser sur une victime arbitraire et l'unanimité se faire contre elle. L'élimination de la victime fait tomber brutalement l'appétit de violence dont chacun était possédé l'instant d'avant et laisse le groupe subitement apaisé et hébété. La victime gît devant le groupe, apparaissant tout à la fois comme la responsable de la crise et l'auteur de ce miracle de la paix retrouvée. Elle devient sacrée c'est-à-dire porteuse du pouvoir prodigieux de déchaîner la crise comme de ramener la paix. C'est la genèse du religieux archaïque que René Girard vient de découvrir : du sacrifice rituel comme répétition de l'événement originaire, du mythe comme récit de cet événement, des interdits qui sont l'interdiction d'accès à tous les objets à l'origine des rivalités qui ont dégénéré dans cette crise absolument traumatisante. Cette élaboration religieuse se fait progressivement au long de la répétition des crises mimétiques dont la résolution n'apporte la paix que de façon temporaire. L'élaboration des rites et des interdits constitue une sorte de savoir empirique sur la violence.
Si les explorateurs et ethnologues n'ont pu être les témoins de semblables faits qui remontent à la nuit des temps, les preuves indirectes abondent, comme l'universalité du sacrifice rituel dans toutes les communautés humaines et les innombrables mythes qui ont été recueillis chez les peuples les plus divers. Si la théorie est vraie, alors on trouvera dans le mythe des caractères récurrents : on y verra une victime-dieu, qui est coupable, qui porte des traits préférentiels de sélection victimaire (par exemple une infirmité), qui est à l'origine de l'engendrement de l'ordre qui régit le groupe. Et René Girard trouve ces éléments dans les nombreux mythes, à commencer par celui d'Å’dipe, qu'il analyse dans ce livre et dans des livres postérieurs.
Critique de Lévi-Strauss
La conception qui ressort ainsi du mythe oppose René Girard à Claude Lévi-Strauss. Ce dernier ne considère les mythes d'un peuple que dans la mesure où ils constituent une genèse des significations, mais une genèse purement logique. La pensée structuraliste se déploie dans un univers de symboles qui ne veut pas voir dans les mythes la trace d'un événement réel. Pour René Girard il y a là au fond un recul devant la révélation de la violence et de son arbitraire à l'origine de la culture. C'est ce qui explique le peu d'intérêt du structuralisme pour l'étude des rituels qui commémorent l'événement violent de façon un peu trop « réelle ».
Le processus d'hominisation
Le mécanisme victimaire va fournir la clé du défi que constitue la question du passage de l'animal à l'homme. Dans Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978), Girard développe les implications de sa découverte sur cette question. Pour rendre compte de ce passage, en effet, il ne faut rien supposer d'autre que ce qu'on trouve déjà dans le monde animal, chez les primates anthropoïdes : un fort degré de mimétisme lié à un volume important du cerveau. Ce qui empêche dans ces sociétés la violence résultant de la mimésis d'appropriation de dégénérer est le système instinctuel de la soumission aux individus dominants. Une fois établie, la soumission d'un individu à un dominant reste stable la vie durant. Il suffit de considérer que, le degré de mimétisme s'accroissant, la rage s'exaspère et qu'elle fait éclater cette stabilité, et qu'alors une première crise mimétique se développe qui se résout par le déclenchement du mécanisme victimaire.
La prévention du retour de cette crise terrifiante est une nécessité existentielle pour le groupe et on peut imaginer l'intense concentration qui se fait sur la victime qui l'a sauvé : la première attention non instinctuelle. Parce qu'ils veulent rester réconciliés, nos ancêtres proto-humains s'attachent au maintien de cette paix miraculeuse en substituant à la victime originaire, dans les rites, des victimes nouvelles. Les conditions sont remplies pour l'apparition du premier signifiant, le plus simple – une unité se détachant sur une masse indifférenciée – à travers la nécessité du choix d'une victime. Ce premier symbole, la victime, signifie tout d'abord tout ce qui est en rapport avec le mécanisme réconciliateur : le sacré, qui a le caractère d'une transcendance terrifiante à la fois bénéfique et maléfique. On peut penser de même que le premier monument fut une tombe : celle de la victime. Ce premier signifiant simple se différencie ensuite : « L'impératif rituel ne fait qu'un avec la manipulation des signes, avec leur multiplication et, constamment, s'offrent alors de nouvelles possibilités de différenciation et d'enrichissement culturel.»9 Ce qui émerge, et se développe progressivement sur une période de centaines de milliers d'années, c'est un nouveau mode de gestion de la violence, qui consiste à la différer, c'est la substitution aux protections instinctuelles, de protections – interdits et rites – qu'on peut qualifier de culturelles, et l'élaboration parallèle de la pensée symbolique. Ces protections d'une efficacité incomparable autoriseront le développement du mimétisme allant de pair avec l'accroissement du volume du cerveau qui caractérise les hominidés.
Le religieux archaïque apparaît comme la forme originelle de la culture, ce qu'avait pressenti Durkheim. Il permet de comprendre le besoin de victimes sacrificielles, qui permet à son tour d'expliquer la chasse qui est primitivement rituelle, la domestication des animaux comme résultat fortuit de l'acclimatation d'une réserve de victimes10, ou l'agriculture.
L'élaboration des rites et des interdits par les groupes proto-humains ou humains prendra des formes infiniment variées tout en obéissant à un sens pratique rigoureux que l'on peut repérer : la prévention du retour de la crise mimétique. On peut ainsi retrouver dans le religieux archaïque l'origine de toutes les institutions politiques ou culturelles.
Le statut scientifique de l'hypothèse
Comme la théorie de la sélection naturelle des espèces est le principe rationnel d'explication de l'immense diversité de formes de la vie, le mécanisme victimaire est celui de l'explication de l'engendrement de l'infinie diversité des formes culturelles. L'analogie avec l'hypothèse de Darwin s'étend aussi au statut scientifique de la théorie, qui dans les deux cas se présente comme hypothèse non susceptible d'être prouvée expérimentalement étant donné l'infinie période de temps nécessaire à la production des phénomènes en question, mais comme hypothèse s'imposant par son pouvoir explicatif incomparable.
L'Écriture judéo-chrétienne
Le texte biblique comme science de l'homme
Dans Des choses cachées, René Girard aborde pour la première fois le christianisme et la Bible.
Les Évangiles se présentent apparemment comme n'importe quel récit mythique, avec une victime-dieu lynchée par une foule unanime, événement remémoré ensuite par les sectateurs de ce culte par le sacrifice rituel – symbolique celui-là – eucharistique. Le parallèle est parfait sauf sur un point : la victime est innocente. Le récit mythique est construit sur le mensonge de la culpabilité de la victime en tant qu'il est récit de l'événement vu dans la perspective des lyncheurs unanimes. C'est la « méconnaissance » indispensable à l'efficacité de la violence sacrificielle.
La « bonne nouvelle » évangélique affirme clairement l'innocence de la victime, devenant ainsi, en s'attaquant à la « méconnaissance », le germe de la destruction de l'ordre sacrificiel sur lequel repose l'équilibre des sociétés. Déjà l'Ancien Testament montre ce retournement des récits mythiques dans le sens de l'innocence des victimes (Abel, Joseph, Job, Suzanne...) et les Hébreux ont pris conscience de la singularité de leur tradition religieuse. Avec les Evangiles, c'est en toute clarté que sont dévoilées ces « choses cachées depuis la fondation du monde » (Mathieu 13, 35), la fondation de l'ordre du monde sur le meurtre, décrit dans toute sa laideur repoussante dans le récit de la Passion.
La révélation est d'autant plus claire que le texte entier est un savoir sur le désir et la violence, depuis la métaphore du serpent allumant le désir d' Éve au paradis jusqu'à la force prodigieuse du mimétisme qui entraîne le reniement de Pierre au moment de la Passion. René Girard explicite des expressions bibliques comme « scandale » qui signifie la rivalité mimétique, l'obstacle que constitue le rival, ou Satan qui symbolise le processus mimétique tout entier depuis la rivalité jusqu'à la résolution victimaire fondatrice d'un nouvel ordre. Dans les Evangiles, le Dieu de violence a entièrement disparu. Personne n'échappe à sa responsabilité, l'envieux comme l'envié : « Malheur à celui par qui le scandale arrive ». Comme l'a dit Simone Weil : « Avant d'être une théorie de Dieu, une théologie, les Evangiles sont une théorie de l'homme, une anthropologie »11
La société chrétienne
La révélation évangélique contient la vérité sur la violence, disponible depuis deux mille ans, nous dit René Girard. A-t-elle mis fin à l'ordre sacrificiel fondé sur la violence dans la société qui s'est réclamée du texte évangélique comme de son texte religieux propre? Non, répond-il, pour qu'une vérité ait un impact il faut encore qu'elle rencontre un auditeur réceptif et les hommes ne changent pas comme cela. Le texte évangélique a agi bien plutôt comme un ferment de décomposition de l'ordre sacrificiel. Si la chrétienté médiévale a montré le visage d'une société sacrificielle sachant encore très bien mépriser et ignorer ses victimes, l'efficacité sacrificielle n'a cessé de s'amoindrir, à mesure que la méconnaissance reculait et René Girard voit là le principe de la singularité et des transformations de la société occidentale dont le destin aujourd'hui ne fait plus qu'un avec celui de la société humaine dans son entier.
Le recul de l'ordre sacrificiel signifie-t-il moins de violence ? Pas du tout, il prive les sociétés modernes d'une grande partie de la capacité qu'a la violence sacrificielle à installer un ordre au moins temporaire. L'« innocence » des temps de la méconnaissance n'est plus. D'autre part, le christianisme, à la suite du judaïsme, a désacralisé le monde rendant possible un rapport utilitaire à la nature. Davantage menacé par la résurgence de crises mimétiques à grande échelle, le monde contemporain est en même temps plus vite rattrapé par sa culpabilité et d'autre part a développé une telle puissance technique de destruction qu'il est condamné à la fois à de plus en plus de responsabilité et de moins en moins d'innocence.
C'est ainsi par exemple que la valorisation des victimes, en même temps qu'elle manifeste le progrès de la conscience morale prend la forme d'une compétition victimaire faisant peser la menace d'une escalade de violence. C'est aussi ainsi que Girard analyse la folie de Nietzsche :
« Entre Dionysos et Jésus, il n'y a « pas de différence quant au martyr », autrement dit les récits de la Passion racontent le même type de drame que les mythes, c'est le « sens » qui est différent. Tandis que Dionysos approuve le lynchage de la victime unique, Jésus et les Évangiles le désapprouvent. C'est bien là ce que je dis et redis : les mythes reposent sur une persécution unanime. Le judaïsme et le christianisme détruisent cette unanimité pour défendre les victimes injustement condamnées, pour condamner les bourreaux injustement légitimés. Cette constatation simple mais fondamentale, si incroyable que cela paraisse, personne ne l'avait fait avant Nietzsche, pas un chrétien ne l'avait faite ! Sur ce point précis, par conséquent, il faut rendre à Nietzsche l'hommage qu'il mérite. Au-delà de ce point hélas, il ne fait que délirer. Au lieu de reconnaître dans l'inversion du schème mythique une vérité incontestable que seul le judéo-christianisme proclame, Nietzsche fait tout pour discréditer la prise de position en faveur des victimes. (…) Nietzsche recourt à des ficelles si grosses, et si indigne de ses meilleures analyses que son intelligence n'y résistera pas. Ce n'est pas un hasard, je pense, que la découverte explicite par Nietzsche de ce que Dionysos et le Crucifié ont en commun, et de ce qui les sépare, précède de si peu son effondrement définitif. Les dévots nietzschéens s'efforcent de priver cette démence de toute signification. On comprend pourquoi. Le non-sens de la folie joue le même rôle protecteur que la folie elle-même joue pour Nietzsche. Le philosophe n'a pas su s'installer confortablement dans les monstruosités où l'acculait le besoin de minimiser sa propre découverte et il s'est réfugié dans la folie. »12
« Pour éluder sa propre découverte et pour défendre la violence mythologique, Nietzsche doit justifier le sacrifice humain, ce qu'il n'hésite pas à faire, en recourant pour cela à des arguments monstrueux. Il surenchérit sur le pire darwinisme social. Sous peine de dégénérer, les sociétés doivent se débarrasser des déchets humains qui les encombrent :
« L'individu a été si bien pris au sérieux, si bien posé comme un absolu par le christianisme, qu'on ne pouvait plus le sacrifier : mais l'espèce ne survit que grÂce aux sacrifices humains… la véritable philanthropie exige le sacrifice pour le bien de l'espèce — elle est dure, elle oblige à se dominer soi-même, parce qu'elle a besoin du sacrifice humain. Et cette pseudo-humanité qui s'intitule christianisme, veut précisément imposer que personne ne soit sacrifié »13 »14
La question de la foi
René Girard est croyant depuis sa conversion au catholicisme intervenue à l'époque où il préparait son premier livre. Mais il a développé son Œuvre de façon rigoureuse : « Aucun appel au surnaturel ne doit rompre le fil des analyses anthropologiques.15 », et a toujours affirmé que la théorie mimétique doit être jugée à l'aune de sa puissance explicative et de sa simplicité. Son Œuvre peut être caractérisée comme une « anthropologie évangélique » dans la mesure où, pour lui, la théorie mimétique ressort telle quelle des textes bibliques et évangéliques16 qui « permettent de résoudre des énigmes que la pensée moderne n'a jamais résolues, au premier chef celle du religieux archaïque qui ne fait qu'un avec l'énigme du fondement social »17.
Développements
René Girard n'a cessé dans ses livres suivants de revenir sur ses analyses pour les approfondir et les préciser.
Le Bouc Emissaire (1982) analyse entre autres les textes de persécution, remontant au XIIIe siècle et accusant les juifs d'infanticide, d'empoisonnement, etc. comme les mythes. Le caractère fallacieux des accusations est une évidence pour tous dans le cas de ces textes, pourquoi pas dans le cas des mythes ? Il contient des analyses mimétiques lumineuses de passages des Évangiles.
Quand ces choses commenceront (1994) est un entretien avec un journaliste où l'on trouve de nombreux éléments autobiographiques.
Dans Celui par qui le scandale arrive (2001) René Girard revient, notamment, sur la délicate question du sacrifice qu'il avait cru pouvoir écarter dans l'interprétation de la Passion du Christ.
Du côté des sciences expérimentales
La théorie du désir mimétique de René Girard constitue un exemple rare d'une théorie en sciences humaines qui a devancé de nouvelles découvertes en sciences expérimentales de plusieurs décennies. En effet, des chercheurs en psychologie clinique comme Andrew Meltzoff et des neurologues comme Vittorio Gallese (le chercheur italien qui a découvert les neurones miroirs avec Giacomo Rizzolatti) ont commencé à s'intéresser à la théorie mimétique18. La concordance entre les études de Girard et leurs découvertes scientifiques sont surprenantes, « extraordinaires » comme l'a dit le Dr. Scott Garrels19 .
Pour un tour d'horizon de la question, voir Des découvertes révolutionnaires en sciences cognitives : Les paradoxes et dangers de l'imitation de Simon De Keukelaere20 .

Citations de René Girard

Å’uvre
Mensonge romantique et vérité romanesque (1961) ISBN 2-01-278977-3
Dostoïevski : du double à l'unité (1963)
La Violence et le sacré (1972) ISBN 2-01-278897-1
Critique dans un souterrain (1976) ISBN 2-253-03298-0
To Double Business Bound: Essays on Literature, Mimesis, and Anthropology Baltimore: Johns Hopkins University Press. (1978) ISBN 0-8018-3655-7
Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978) ISBN 2-253-03244-1 Recherches avec Jean-Michel Oughourlian et Guy Lefort.
Le Bouc émissaire (1982) ISBN 2-253-03738-9
La Route antique des hommes pervers (1985) ISBN 2-253-04591-8
Violent Origins: Walter Burkert, Rene Girard, and Jonathan Z. Smith on Ritual Killing and Cultural Formation. Ed. Robert Hamerton-Kelly. Palo Alto, California: Stanford University Press. ISBN 0-8047-1518-1
Shakespeare : les feux de l'envie (1990)
Quand ces choses commenceront... (1994), entretiens avec Michel Treguer
Je vois Satan tomber comme l'éclair (1999)
Celui par qui le scandale arrive (2001) ISBN 2-220-05011-4, comprenant trois courts essais et un entretien avec Maria Stella Barberi.
La Voix méconnue du réel (2002) ISBN 2-253-13069-9
Le Sacrifice (2003) ISBN 2-7177-2263-7
Les Origines de la culture (2004) ISBN 2-220-05355-5, entretiens avec Pierpaolo Antonello et Joao Cezar de Castro Rocha, suivi d'une réponse à Régis Debray sur ses critiques publiées dans Le feu sacré en 2003.
Oedipus Unbound: Selected Writings on Rivalry and Desire. Ed. Mark R. Anspach. Stanford: Stanford University Press. ISBN 0-8047-4780-6
Vérité ou foi faible. Dialogue sur christianisme et relativisme (2006) (Verità o fede debole. Dialogo su cristianesimo e relativismo), avec Gianni Vattimo. À cura di P. Antonello, Transeuropa Edizioni, Massa.
Dieu, une invention ? (2007) ISBN 2-7082-3922-8 avec André Gounelle et Alain Houziaux.
De la violence à la divinité (2007) ISBN 2-246-72111-3.
Achever Clausewitz (2007) ISBN 2-35536-002-2. Entretiens avec Benoît Chantre. Carnets nord, 2007
Anorexie et désir mimétique (2008), Ed. de L'Herne, ISBN 2-85197-863-2.
Mimesis and Theory: Essays on Literature and Criticism, 1953-2005. Sous la direction de Robert Doran. Stanford University Press, 2008. ISBN 0-8047-5580-9
La conversion de l'art. Paris: Carnets nord. (livre + DVD) ISBN 2-35536-016-2
Psychopolitique (2010), Rédaction de la préface du livre de Jean-Michel Oughourlian, Paris, Ed. Francois Xavier de Guibert.ISBN 2-7554-0394-2.
Géométries du désir (2011), préface de Mark Anspach, Paris, Ed. de L'Herne.






QQ mots de CHRISTOPHE LEMARDELÉ (Enseignant,Historien des relions) (de Media-Part)


Le théoricien René Girard vient de disparaître à l'Âge de 91 ans. Auteur de nombreux livres développant sans cesse la même idée d'un phénomène de bouc émissaire résultant de la rivalité entre les hommes, il fut sans doute l'intellectuel qui affronta le plus la question de la violence humaine.

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Le théoricien René Girard vient de disparaître à l'Âge de 91 ans. Auteur de nombreux livres développant sans cesse la même idée d'un phénomène de bouc émissaire résultant de la rivalité entre les hommes, il fut sans doute l'intellectuel qui affronta le plus la question de la violence humaine. Sa pensée fut toutefois orientée par un apologétisme chrétien qui est à même d'expliquer pourquoi il ne s'inscrivit pas mieux dans les sciences sociales.


En ce triste jour, je publie des extraits d'un compte rendu Bookclub écrit lors de la traduction en 2011 d'une table ronde de 1983 aux Etats-Unis :

Les Sanglantes Origines qui viennent de paraître aux éditions Flammarion sont une excellente occasion de saisir la théorie de la violence de Girard et ses limites. L'ouvrage est constitué en fait de quatre contributions principales suivies de discussions. La première émane de Girard lui-même et se concentre sur la notion de bouc émissaire. La seconde, tout aussi théorique, est celle de Walter Burkert (helléniste-philologue, historien-anthropologue). Il est intéressant de voir la confrontation des thèses de ces deux auteurs car ils sont les seuls à avoir émis une hypothèse générale sur le rituel des sacrifices en mettant en avant la question de la violence. Les deux dernières contributions sont celles de l'historien des religions Jonathan Z. Smith et de l'anthropologue Renato Rosaldo.


René Girard expose de manière claire et accessible la notion de bouc émissaire, en s'appuyant d'abord sur des mythes puis sur des faits historiques. De son point de vue, par exemple, Å’dipe est un bouc émissaire, chassé de la cité de Thèbes. Son exposé part donc du postulat que toute société est violente et que cette violence se décharge sur un individu afin de retrouver l'apaisement : c'est le principe du bouc émissaire. Pourquoi la société est-elle violente selon lui ? parce que les hommes sont tous rivaux en désirant les mêmes objets, ce qu'il appelle le désir mimétique. C'est pourquoi le meurtre faisant suite à la crise mimétique s'est ritualisé et a donné naissance au sacrifice.


Le livre est très intéressant car il permet de mettre en interaction les théories et les approches diverses. Les discussions qui suivent chaque communication sont aussi stimulantes car non politiquement correct – il faut avouer que René Girard se défend particulièrement bien. Bref, avec cet ouvrage bien conçu, on a de quoi discuter l'explication de la violence par Girard. Si sa théorie paraît ne pas tenir compte des différents types de sacrifices – principalement les sacrifices d'offrande et les sacrifices apotropaïques de type bouc émissaire –, on peut toutefois reconnaître qu'il a courageusement mis l'accent sur une violence qu'on voudrait ne pas voir – certains spécialistes ont même tenté d'éluder la question du sacrifice violent chez les Aztèques… Pour autant, n'y a-t-il que violence dans le sacrifice ? Surtout, on pourrait lui reprocher de généraliser quelque chose qui ne l'est pas : pour qu'il y ait sacrifice, il faut des dieux ou des esprits, les aborigènes d'Australie n'en ayant pas, ils n'offraient pas de sacrifice.

La théorie de René Girard est également quelque peu déterministe car elle indiquerait que les hommes ne peuvent pas sortir de cette violence récurrente sans meurtre ritualisé ou symbolisé (christianisme). Sa théorie est aussi fragile à la base. En effet, elle s'appuie sur une conception du désir bien particulière que Girard a identifié dans la littérature du 19ème siècle (voir son excellent ouvrage : Mensonge romantique et vérité romanesque). Or le désir n'est pour lui que mimétique : « Je réserve le mot désir pour ce qui arrive aux appétits et aux besoins naturels une fois qu'ils sont contaminés, voire intégralement supplantés, par l'imitation. Il s'ensuit que, pour moi, le désir proprement dit ne repose pas sur une base biologique spécifique et qu'on peut donc en faire une étude ‘phénoménologique'. »

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L'éthologie moderne, et plus particulièrement la primatologie, n'invaliderait pas totalement la théorie de Girard – violence il y a, rivalités il y a – mais elle la relativiserait considérablement : le désir n'est pas par essence mimétique, il le devient en fonction de l'organisation sociale du groupe, et ce n'est pas le mimétisme lui-même qui conduit à la violence mais le désir à assouvir comme enjeu. Si Girard nous met face à notre difficulté pour saisir pleinement la violence humaine, il semble quant à lui avoir des difficultés à reconnaître le désir pulsionnel chez l'homme, c'est pourquoi sans doute sa lecture de Freud a consisté à contourner tout ce qui relevait de la libido pour ne conserver que ce qui est le plus contesté, c'est-à-dire les essais anthropologiques à partir de la psychanalyse (Totem et tabou).

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D'ailleurs, son petit essai sur l'anorexie visant à comprendre cette maladie par le seul désir mimétique a dû laisser bien dubitatifs les psychanalystes : s'il y a un tabou de la violence, il y a aussi un tabou du désir, et le désir mimétique en est une expression – de même que le désir romantique de la littérature où Girard a puisé pour élaborer sa théorie. Et dire cela, c'est redonner du crédit au Malaise dans la civilisation de Freud.

P.S: un article plus développé paraîtra prochainement dans le numéro 10 (2015) de la revue d'anthropologie Asdiwal, intitulé "L'anthropologie générale de René Girard. Force et apories d'une théorie".

Il y a les textes d'un côté qui parlent de l'amour du prochain.... et les hommes qui en font une mauvaise lecture et René Girard ne parle que des textes et de leur mauvaise interprétation d'où les violences historiques.

L'auteur

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christophe lemardelé

enseignant, historien des religions

L'oeuvre de René Girard Par Philippe Cottet

picture1 L'Œuvre de René Girard est extrêmement controversée. Pour certains, elle n'est rien moins qu'une des plus grandes avancées de la pensée. Pour d'autres, Girard n'est qu'un auteur dépassé, réchauffant une vieille soupe augustinienne pour tenter une ultime et désespérée réhabilitation du christianisme.
C'est un des grands travers des discussions autour de l'Œuvre de Girard : n'en retenir que la partie anthropologique, voire le seul réduit de la révélation néo-testamentaire. L'attitude de l'auteur y est bien sûr pour beaucoup, puisqu'il a consacré ces vingt dernières années à ne pratiquement parler que de la spécificité du message chrétien. De fait, l'essentiel des apports actuels sur le Web se résume à des polémiques, assez inintéressantes, sur des questions religieuses.
Beaucoup de lecteurs ont rapidement rejeté René Girard, sous prétexte que celui-ci les obligerait à croire. D'autres se sont réfugiés dans la citadelle girardienne et s'arc-boutent sur un maigre mais inexpugnable butin, à tel point qu'on peut lire, sous une plume américaine, que "Rene Girard has been transformed into something of a sect in America, with disciples, translators, and proselytizers". Un ami sociologue m'a décrit une situation analogue en France et c'est vrai qu'il est assez facile, intellectuellement, d'être absolument pour ou totalement contre.
Moi qui me situe entre les deux, comme l'aurait chanté Brassens, j'estime que tous évacuent, à moindre frais, la richesse et les réelles difficultés de cette pensée. Ces pages tentent donc de rendre plus accessible une oeuvre qui n'a que l'apparence de la clarté et de la simplicité. Les archives de notre groupe de discussion, qui a échangé durant près de 18 mois sur ces thèmes, constituent une autre approche des thèses girardiennes.

En 1961, René Girard publie aux Éditions Grasset Mensonge romantique, vérité romanesque (MRVR). Professeur de littérature comparée, né à Avignon mais vivant et travaillant aux Etats-Unis, il y mène l'analyse de grandes Œuvres littéraires dans lesquelles il perçoit une problématique du désir tout à fait différente de celle ayant cours jusqu'alors.

logo désir mimétique
Que savons-nous du désir humain ? L'opinion dominante, tant en sciences humaines que dans le sens commun, est que l'homme fixe de façon tout à fait autonome son désir sur un objet. Cette approche consacrerait le fait que chaque objet possède en lui une valeur susceptible de polariser ce désir.

Si nous ne sommes pas trop regardants, c'est bien le sentiment que nous donne notre expérience quotidienne : le désir que j'ai pour cette femme, cette ambition de réussir dans mon métier ou cette nouvelle voiture que j'envisage d'acheter semblent bien procéder de mon libre choix. Cette vision linéaire du désir a pour elle toute sa simplicité, mais elle oblige alors à un certain nombre de contorsions lorsque nous tentons de rendre compte tout aussi simplement de phénomènes totalement liés au désir, comme l'envie ou la jalousie.

A la réflexion (mais nous le reconnaissons assez rarement), nous envions l'être qui possède l'objet, ce dernier n'ayant alors qu'une importance très relative. Et, dans certains cas, nous tirerions plus satisfaction au fait que l'Autre ne possède pas l'objet plutôt que dans sa possession elle-même. D'ailleurs la publicité, cet hymne à la possession d'objets, nous donne d'abord à désirer, non pas un produit dans ce qu'il a d'objectif, mais des gens, des Autres qui désirent ce produit ou qui semblent comblés par sa possession (1).
rené girard sujet objet

En analysant les grandes Œuvres romanesques (Cervantès, Stendhal, Proust et Dostoïevski), René Girard repère un mécanisme du désir humain tout à fait différent. Celui-ci ne se fixerait pas de façon autonome selon une trajectoire linéaire : sujet - objet, mais par imitation du désir d'un autre selon un schéma triangulaire : sujet - modèle - objet.

Don Quichotte indique clairement consacrer sa vie à l'imitation d'Amadis de Gaule, tel que le chevalier à la Triste Figure imagine qu'il serait. L'Éternel Mari ne peut désirer sa future femme qu'à travers le désir, suscité par lui, de l'amant de sa première épouse, qu'il pourra alors imiter. Et M. de Rênal ne souhaite prendre Julien Sorel comme précepteur que parce qu'il est convaincu que c'est ce que s'apprête à faire Valenod, qui est l'autre personnage important de Verrières.

L'hypothèse girardienne repose donc sur l'existence d'un troisième élément, médiateur du désir, qui est l'Autre. C'est parce que l'être que j'ai pris comme modèle désire un objet (conçu de façon étendue comme toute chose dont l'autre semble pourvu et qui me fait défaut...) que je me mets à désirer celui-ci et l'objet ne possède de valeur que parce qu'il est désiré par un autre. On pourrait penser que l'introduction de ce troisième "sommet" dans l'équation du désir est une complexité supplémentaire purement théorique et arbitraire de la part de René Girard. D'autant que la présence de cet Autre entraîne une remise en cause totale de cet individualisme placé au cŒur de la modernité, qui montre l'homme comme une entité libre et autonome et qui trouve son épanouissement littéraire dans le type du héros romantique.

Dans MRVR, Girard ne fait que révéler la présence de l'Autre au cŒur du génie romanesque (c'est l'omniprésence de l'Autre dans le désir qui fait la grandeur de Stendhal ou de Dostoïevski contre le mensonge romantique du héros divin ou surhumain, en tous les cas autosuffisant, qui lui illustrerait la trajectoire linéaire du désir) et la présence de l'Autre se révèle toujours être une simplification - ou plutôt une clarification - des situations. Le mensonge romantique que dénonce René Girard n'est que la tentative d'effacement, de dissimulation du modèle dans le schéma du désir...


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